Le peintre le lithographe et la poésie

  • 7 December 2023


Conte de Noël

 

Gérard Isirdi

 

 

 

 Le peintre

 

Il était une fois, en plein milieu de l’automne, un peintre qui voulut faire de la lithographie. C’est ainsi qu’il s’enquit auprès d’un lithographe qui accepta de le recevoir dans son atelier afin de mener à bien son projet.
Ce peintre trouva un domaine de vacances (en hibernation à cause de la saison morte), mais situé à proximité du hameau où habitait le lithographe. Il était composé d’une quarantaine de maisons presque identiques. La régisseuse du domaine donna l’opportunité au peintre de louer une de ces maisons.

C’est une habitation carrée toute simple avec toutes les fonctionnalités. Un grand jardin limité par une haie d’arbustes sauvages entoure cette petite bâtisse. L’après-midi de son arrivée, en guise de bonjour, un rouge-gorge sorti d’on ne sait où, sauta au-devant de lui, à deux mètres, puis se retournant plusieurs fois, le contempla de sa tête piquante et pivotante.
Le peintre fut tout content de trouver son premier ami. Plaisir partagé par l’oiseau, le seul habitant de ce domaine qui commençait à s’ennuyer. Le petit être moqueur exécuta encore, devant le peintre attendri, quelques numéros de cirque sur le sol, entrecoupés de gestes immobiles. Le peintre comprit le message. Il lui jettera les miettes de ses repas.
Puis le rouge-gorge s’envola un peu plus loin, jusqu’à une barrière agricole sur laquelle il effectua de nouvelles pitreries et des bonds de plus en plus espacés et plus petits. Cet oiseau voulait montrer au peintre le chemin du hameau.
Cette barrière en effet longe une piste qui conduit jusqu’au clocher de l’église qui plastronne au loin sur une couverture de branches brunes, comme un grand coq de pierre.
Le peintre sait que le lithographe habite proche d’une église. Et le rouge-gorge connaît le lithographe.
Après avoir rangé ses affaires dans la maison, le peintre ayant pris soin de mettre son bonnet de laine, quitte les lieux à pied, franchissant sur le côté une petite barrière amovible près d’une balise blanche.
Il va ainsi en direction du hameau, en reconnaissance de l’atelier du lithographe avec lequel il a rendez-vous le lendemain.
Il rejoint le parvis de l’Église et prend une rue en pente.
Emporté par son élan, le peintre, rêveur, passe près d’une voûte en pierres quand son bonnet est soudain agrippé par une tige de rosier suspendue sous l’arcade.
La tige ainsi fléchie prend une énergie formidable et tout en tenant fermement le bonnet entre ses épines, le catapulte sur une autre tige située au-dessus, à une hauteur telle que sa récupération est difficile.
« Gare aux étrangers de passage ! » Semble dire, au peintre étonné, ce rosier de garde. Le peintre a souri, mais souhaite ardemment que ce rosier devienne un ami.
Il a deviné à la vue d’un cadre contenant le dessin d’un rouleau d’encre et d’un porte-plume, exposé d’une façon évidente sur la porte couleur bleu ciel, que c’était là, sous la voûte, et gardée par ce redoutable rosier, l’entrée de la maison du lithographe.
Il a dû tout de même sauter comme un cabri pour récupérer le bonnet et s’est rentré une belle épine verte dans le bout du doigt !
Au retour, le peintre compte ses pas : mille neuf cent cinquante en repassant auprès de la balise blanche. C’est pile l’année de sa naissance ! Décidément ce pays est de plus en plus surprenant.
Le peintre est devenu sourd en vieillissant ; cependant, le silence, pour lui, n’existe pas vraiment. Il écoute presque tout le temps un grand ronflement qu’il est bien le seul à entendre : le bruit lancinant un peu sordide que fait la rotation de la Terre sur elle-même.
Mais ça, à part sa femme et ses enfants, personne ne le sait.
C’est pour cette raison que le peintre est presque tout le temps éveillé. Il n’y a que la poésie qui a le pouvoir de couvrir ce bruit qui ressemble aussi à un bourdonnement. Il se change alors en une musique un peu techno et devient supportable ce qui lui permet de se reposer un peu.
C’est ainsi qu’il écrit des poèmes la nuit au feutre noir sans les regarder. Quand il réussit à faire correspondre quelques rimes, il est joyeux comme un pinson !
Et il parvient comme ça, de temps en temps, à s’endormir et rêver de ses amis perdus qui jouaient jadis devant lui de la guitare et de l’harmonica.
Il se souvient des musiques : blues,  folk,  psychédélique,  gitane, classique, Stravinski, Bartók, des fanfares et des chansons de troubadours.
Dans cette maison carrée au beau milieu de ce jardin qui semble sans limites, ce n’est pas la peine d’être sourd pour écouter le silence. La paix est si bien installée. Elle se répand par de larges baies et s’accroche naturellement aux arbres et au ciel. Elle écrit sur le souffle muet du vent des poésies. Le peintre les lit et se repose du bruit de la Terre…
Puis, les illuminations du soleil couchant, les lueurs à peine perceptibles de quelques réverbères au ras du sol éclairant les sentiers qui vont vers les maisons désertes, la vibration des étoiles, suffisent à meubler le fond de ses pensées. Et le voilà tout en émotion dans un silence qui lui rappelle encore les souvenirs de sa jeunesse. Il se met à aimer cette maison comme celle de son enfance. Où tout était conçu pour son bonheur. À cette époque, la rotation de la Terre se faisait pour lui dans un bain d’huile !
« De la poésie pure  ! » se dit-il.
C’est la raison pour laquelle, quand il a l’occasion de parler à ses proches de cette maison carrée toute simple ressemblant à toutes les autres, il l’appelle :
« La Maison du poète »
Alors, sa femme et ses enfants l’imaginent nageant dans le bonheur. Mais il ne le dira pas au lithographe. Ce n’est pas encore un véritable ami.

 

   Le Lithographe

 

Le peintre a pu s’en rendre compte : c’est un homme usé, mais fort comme un buffle et habile comme un renard. Cet homme s’est aménagé un atelier avec des mécaniques anciennes. Il utilise un système de poulies et de contrepoids retenus par de simples ficelles. Quand le soleil vrille dans le ciel et passe de l’autre côté de l’atelier, lançant des rayons tardifs trop éblouissants, il suffit de défaire une ganse, et, par effet de gravité un rideau de drap se déroule, tamisant ainsi la lumière.
Le lithographe a fait bien d’autres inventions, tout aussi astucieuses : des coffrets plats, avec des écartements variables qui servent au rangement de ses outils ; des abris à poussière sur-mesure pour ses rouleaux de cuir ou de caoutchouc. Il est à la foi inventif et économe. Il n’a pas besoin d’électricité si ce n’est pour passer un sèche-cheveux sur les chevelures des pierres et parfois faire tourner les pales d’un grand ventilateur.
Le lithographe parvient à déplacer seul en s’aidant de machines simples inspirées de l’antiquité, de lourds pavés qui rappellent les tables de loi gravées par Moïse dans l’Ancien Testament !
Le peintre lui trouve une ressemblance avec Aramis, l’un des quatre mousquetaires (dans leurs vieux jours). Il se dit qu’il pourrait découvrir son épée luisante derrière la lourde porte dégingandée qui ouvre son atelier. Elle est peut-être cachée entre le bois et un tissu qui sert d’isolation.
Une presse à bras, avec une roue de bois boulonnée par d’impressionnants écrous métalliques, semblable à un volant de gouvernail, surnommée par les spécialistes en lithographie « bête à cornes », pavane dans un coin de l’atelier.
Aramis reçoit donc le peintre dans cet atelier qui semble intemporel. Le peintre se dit qu’il pourrait y rencontrer Toulouse-Lautrec, Soulages ou Picasso. Cet écrin de pierres, d’encres et d’étagères suspendues par des fils de fer, dans un fatras d’affiches ou d’estampes et de papiers de toutes sortes, leur conviendrait tout à fait.
Et surtout la mythologique « bête à cornes » calme et sereine, qui entend avaler la pierre posée sur sa longue mâchoire en chêne, est capable, à elle seule par son appel artistique, de faire fondre d’envie ces grands affichistes ; nul doute que s’ils se trouvaient tous au même moment, en ce lieu, ils se battraient à coups de manche à balai pour se saisir de la première pierre préparée par le lithographe !

Le peintre et le lithographe se sont entendus pour œuvrer ensemble sans forcer la bête à cornes tout en étant assidus. Ils « travaillent » six à sept heures par jour. Certains n’aiment pas l’emploi de ce terme mis ici entre guillemets pour une activité artistique.
« Les artistes ne travaillant pas, mais se divertissant »
Il s’agit tout de même de s’astreindre à la discipline lithographique dont les termes techniques et scientifiques ainsi que les différents procédés ou chimies remplissent plusieurs dictionnaires !
Ils travaillent donc !
Ce qui n’empêche pas la poésie d’être au rendez-vous !

 

 La Poésie

 

C’est le jour J. Le commencement. Le peintre a renversé devant lui, les fruits qu’il a apportés dans un panier d’osier. Il les a presque jetés sur d’épaisses traverses de bois qui font office d’établi, face à une vaste baie avec vue sur la vallée rougeoyante.
C’est ainsi que quatre ou cinq coings, trois kakis, autant de grenades, une grappe de raisin, forment son sujet.
Notre Aramis a l’air un peu étonné que le peintre mette tout ça sans trop s’occuper de la présentation, au beau milieu de ses pots d’outils et d’une cruche vide…
Entre le sujet et le peintre, il y a la pierre, offerte, lisse et silencieuse, comme une déesse nue, timide et toute frémissante.
Le peintre incline pudiquement la tête vers elle. Il regarde son œil rectangle, grand ouvert.
C’est, émotionnellement, limite supportable.
Il devine derrière lui, tout en se sentant quelque peu protégé par ses cheveux de paille et une paupière tombante qui ferme à sa guise un angle de vision, des billes rondes, blêmes et douloureuses, impénétrables et froides comme deux épées de glace.
Ce sont les yeux du lithographe.
Le peintre se le répète chaque fois avant de commencer un dessin : – Il faut que mon premier geste soit dicté par « l ’Inspiration ». Il se représente ce mot empli de mystère, comme une grande dame blanche qui possèderait toutes les vertus.
« Devant elle, je ne dois pas me louper. »
Il attend donc cette grâce dans la contemplation de l’ensemble un peu absurde de fruits et d’objets divers.
Il sait que la grande dame prend toujours des chemins imprévisibles et que tout ce qui peut être sujet à une interprétation large ou rêveuse favorise sa venue…
Il lit sur les fruits, se remémore leur histoire. De la naissance des bourgeons sur leurs branches jusqu’à leur corps d’aujourd’hui, il les a vus grandir. Il n’a pas besoin d’une analyse précise de leurs formes. Il les connaît. Il pense plutôt aux abeilles, aux lourds bourdons sombres zébrés de bronze qui ont butiné les fleurs.
Mais ce n’est pas suffisant.
Une sorte de complicité doit naître.
Maintenant.
Une complicité qui ressemble à une amitié, un amour. Une compréhension…
La matière inerte, la matière vivante, l’âme des fantômes qui peuplent l’atelier et la présence physique du lithographe qu’il sent derrière lui… et qui l’inquiète un peu, malgré tout…
Avec toujours, dans le fond de ses pensées, le bourdonnement de la Terre.
Cela ne doit faire qu’un, pour que la magie ait lieu. Et parfois, ça ne suffit pas. Alors, la rage, la révolte, le hasard ou la folie pourront l’aider à sauver sa création du naufrage.
Comme un navigateur solitaire, il possède cet ultime espoir : ses bouées de sauvetage.
Soit dit entre nous : toutes ces souffrances sont le lot des artistes figuratifs ! Qu’il ne s’en plaigne pas ! Il n’a qu’à lancer des taches dans le ciel, les recueillir sur une feuille de papier, que pourrait-on dire encore, prendre des empreintes de boue, pisser vers les étoiles ou quoi d’autre ? Faire comme Manzoni, chier dans des boîtes de conserve ! Oui, on a payé tout ça très cher et on l’a mis dans des musées. Quel est le problème ? Il n’y en a pas. Gare tout de même aux explosions !
Pour dire la vérité, il y a déjà pensé, lui aussi, quand il était plus jeune. S’il avait su qu’il fallait commencer par tout désapprendre ! Mais, non, surtout pas de regrets. Pas maintenant.
En tout cas, la nature se moque bien – art figuratif ou pas – de tous ces efforts.
Quant à Aramis, le lithographe, il a sa conception des choses. Il a tenu au peintre tout à l’heure les propos suivants :
– Les ressemblances avec la nature m’importent peu.
Comme un grand coup d’épée dans le ciel !
Le peintre sent bien qu’il y a là matière à discussion. Et cette confidence se dresse devant lui comme une barrière qui pourrait bien briser son élan. Il se demande si Aramis est un allié ou un ennemi.
Le peintre n’a pas la clé de ce mystère.
C’est très ennuyeux, au fond.
– Comment compt’s – tu t’y prendre ? lui demande justement Aramis, le lithographe, d’une voix subsonique, effaçant tous les « e » et lui coupant d’un même coup d’épée le circuit de son inspiration, c’est trop mélangé, on n’y arriv’ra pas.
Celui-là, pense un instant le peintre, veut-il fracasser l’ambiance qu’il ne s’y prendrait pas autrement !
Il aurait préféré la voix d’un Raimu ou d’un Fernandel qui gonflent leurs paroles d’une grosse salive comme le boucher bourre ses boudins et ses andouillettes de sang et de gras.
– Avec mon encre et mon pinceau, lui répond le peintre, avec son accent marseillais, et il montre ses armes : pinceau et encrier.
– Un r’port sur la pierr’ avec de la sanguin’ et c’crayon, c’est mieux, dit encore le lithographe (en lui montrant une pointe et un papier ocre d’aspect froissé) Com’ça, tu peux r’commencer si tu t’tromp’s. On effac’ avec l’eau.
Cette pointe est si fine que le peintre craint de la casser. Et ce papier ne lui inspire pas confiance non plus…
– Non je préfère y aller directement avec le pinceau.
Le lithographe ne l’encourage pas :
– Tu n’y arriv’ras jamais !
Mais le peintre commence à dessiner. Dans son cœur et derrière ses tempes le ronflement de la Terre va-t-il cesser ?
Le filet d’encre file au bout de son pinceau sur la pierre tiède et lisse, pareille à la caresse que pourrait faire son doigt blessé – qui commence à cicatriser – sur la fine peau d’un visage de jeune fille.
Le peintre a fait semblant de ne rien entendre.
« Après tout, se dit-il, les cloches du hameau ne se méfient guère du passage des avions supersoniques ! »
C’est alors que deux grands princes de la poésie, Verlaine et Rimbaud, sont sortis d’un recoin de l’atelier. A pas de velours, ils sont venus discrètement se mettre derrière les braises de ses oreilles mortes.
Chacun d’eux, pendant que le peintre dessinait, lui récita une de ses poésies préférées ; très calmement ; chacun faisant très attention à ses gestes.
Alors le bourdonnement de la Terre dans la tête du peintre s’est arrêté.

 

Poème 1

Le ciel est, par-dessus le toit
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

 

Poème 2

Par les soirs bleus d’été
j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés
fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai
la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent
baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas,
je ne penserai rien :
Mais l’amour infini
me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin
comme un bohémien,
– Par la Nature – heureux
comme avec une femme.

 

À la fin du dernier vers, la nature morte était exécutée.
Aramis en est resté sur le cul.
Il ne resta plus qu’à fixer l’image sur la pierre et faire les tirages.

 

FIN

 

 

 

Postface

J’aimerais, comme mon grand frère, mourir en automne. C’est la saison du deuil et celle des plus beaux accents de couleurs !
Malgré l’immense peine, en plein projet lithographique, de perdre cette année comme un morceau de moi-même, cette saison m’a procuré son lot de surprises et j’ai eu la joie en me rendant à ses funérailles de découvrir, en même temps qu’une partie de sa vie et l’amour de sa famille, le beau pays lyonnais, avec ses vignes rougeoyantes qui dégringolent vers la vallée du Rhône et ses hautes et chatoyantes futaies…
Mais il fallait mener mon projet artistique jusqu’au bout.
C’est ainsi qu’après avoir chargé le précieux papier Hahnemuhle – soigneusement équerré et coupé par Christine et avoir fait une razzia sur les derniers fruits du verger, y ajoutant une grappe de raisin que Christine – mon éternelle muse – s’en alla acheter tout exprès pour moi au Panier du Moulin, c’est une nouvelle fois avec ma Jeep que je pris le chemin de la lithographie.
Que voulez-vous, je suis arrivé dans l’une de ces régions si retirées de l’agitation des villes ; dans un endroit si féerique qu’il me sembla que des contes pouvaient surgir de chaque recoin du paysage.
Et si j’écrivais un conte, pour vous expliquer de rêveuse manière ma nouvelle aventure… Trempant mon pinceau dans l’ombre du soir je me suis laissé prendre au jeu… écrire ce conte de Noël spécialement pour vous fut un immense plaisir. Merci à tous pour votre soutien indéfectible au fil des années.

 

Réf : « Le ciel est par-dessus le toit »
Paul Verlaine, Sagesse (1881)

« Sensation »
Mars 1870
Arthur Rimbaud, Poésies

©Gérard Isirdi – Tous droits réservés

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